Dans les grandes tours de bureaux, le ballet des ascenseurs est réglé par des systèmes intelligents. Encore faut-il avoir été initié…
Les ascenseurs réfléchissent entre les étages

Qui, en retard au bureau un matin, n’a pas maudit un ascenseur de ne pas arriver assez vite ? Qui, ce matin-là, ne s’est pas senti désemparé de devoir attendre que l’ascenseur se remplisse avant de refermer ses portes ? Qui, les yeux rivés sur sa montre, ne s’est pas ensuite impatienté de le voir desservir, obéissant et poussif, plusieurs étages avant d’arriver à destination ?
A « Coeur Défense », qui passe pour le plus vaste complexe de bureaux en Europe avec ses 185.000 m2, les salariés ne devraient plus souffrir de tels désagréments. Le groupe suisse Schindler a équipé les deux tours jumelles de 39 étages, de 32 ascenseurs « intelligents », élaborés au terme de trois ans de recherche au prix de 65 millions d’euros d’investissement. Il s’apprête à rénover la tour Ariane avec un système similaire. Dans chacun des bâtiments de Coeur Défense, 8 cabines desservent du 1er au 20e étage à la vitesse de 3,5 mètres par seconde et 8 autres acheminent des passagers du 21e au 39e. Ces derniers s’élancent à la vitesse honorable de 7 mètres par seconde. Rien à voir avec des ascenseurs en Asie qui, dans des gratte-ciel de plus de 400 mètres, transportent leurs passagers à la vitesse de 12 à 13 mètres par seconde. Il n’empêche, selon Schindler, la majorité des 420.000 ascenseurs français ne se déplacent qu’à un mètre par seconde.
Schindler a doté les ascenseurs de Coeur Défense d’une intelligence collective. Un « cerveau », baptisé « Miconic 10 » permet d’orchestrer un véritable ballet. Toute l’astuce consiste à anticiper le trafic des passagers avant même que ceux-ci ne montent dans les cabines. Dès l’arrivée dans l’immense hall d’accueil, des bornes permettent aux 10.000 personnes fréquentant les tours jumelles de taper l’étage de leur choix. Instantanément, un écran à cristaux liquides leur indique l’ascenseur (A, B, C, E, F, G, H, I ou J) susceptible de les transporter le plus rapidement possible à destination. A chaque étage, un autre écran permet aux utilisateurs de voyager dans la tour. Derrière chacun de ces écrans, c’est un logiciel, breveté par Schindler, qui gère le trafic des 16 cabines. Il enregistre chaque destination demandée, puis détermine la cabine la mieux placée ainsi que la distance à parcourir vers l’étage demandé. Il calcule également le nombre de pas nécessaires à l’usager pour arriver devant les portes de la cabine. Une course à l’efficacité qui passe par la diminution du nombre d’arrêts et la mutualisation des requêtes des usagers se rendant au même étage. Chaque ascenseur est programmé pour desservir jusqu’à 4 destinations par trajet, un nombre jugé optimal dans ce cas précis, et peut transporter 21 personnes.
« Les réseaux informatiques sont le point névralgique des tours modernes, explique Luc Detavernier, directeur des ventes pour la France de Schindler, numéro deux mondial derrière l’américain Otis. Miconic 10 prend en compte des quantités de paramètres et calcule le trajet le plus économique. Parfois, il est plus rapide de desservir des étages rapprochés, parfois le système regroupe deux courses éloignées pour que l’ascenseur prenne sa pleine vitesse. » Une fois l’ascenseur affiché, le passager n’a plus qu’à se placer devant la bonne porte et à se laisser transporter vers la destination pré-programmée. Dans la cabine, surprise : aucune touche de commande sinon un bouton d’urgence.
Des cabines sans boutons
Dans la salle des machines et dans le poste de commandement de sécurité, un système de supervision sous Windows, Lobby Vision, permet aux trois techniciens chargés de la maintenance de visualiser en permanence la position des cabines, l’état des portes des ascenseurs et le nombre de passagers dans les cabines. Miconic 10, quant à lui, repose sur deux simples ordinateurs, interchangeables en cas de problème, et sur des algorithmes de fonctionnement développés par Schindler dans son usine de Locarno. Cerise sur le gâteau, les câblages électriques, qui servaient à connecter les boutons d’ascenseur ont pratiquement disparu. « Désormais, les ascenseurs réfléchissent. Chaque industriel a ses propres trouvailles. Un jour, les ascenseurs marcheront à la voix et il sera bientôt possible de dépanner les cabines à distance en dupliquant les armoires électroniques qui gèrent leur fonctionnement », témoigne Bernard Quignard, expert en ascenseurs à la Cour de cassation.
Depuis l’inauguration de Coeur Défense en 2001, Schindler est allé plus loin. En Allemagne et en Angleterre, l’ascensoriste couple les badges de contrôle d’accès aux immeubles avec le trajet d’ascenseur habituel de leur détenteur, quitte à personnaliser les besoins. Ainsi, un salarié malvoyant est guidé par la borne à la voix. « Les badges sont paramétrés en fonction des besoins des gens. Cela permet de gagner une étape supplémentaire aux heures de pointe », poursuit Luc Detavernier. Le groupe, qui devrait décrocher le contrat pour rénover les ascenseurs de la tour Ariane à la Défense, qui appartient, comme Coeur Défense, à Unibail, songe à la doter d’un tel système.
Car Unibail, qui a investi 10,6 millions d’euros dans le projet de Coeur Défense, se montre enthousiaste. A Coeur Défense, où la majorité des 7.600 salariés et des visiteurs se déplacent aux mêmes heures, à l’arrivée, aux repas et aux sorties des bureaux, « le temps d’attente des ascenseurs ne dépasse pas trente secondes, alors que dans des immeubles classiques, il peut parfois excéder trois minutes. Le gain de trafic est d’environ 30 % », assure Christian Joubert, directeur général adjoint du pôle bureaux d’Unibail, qui concède que ce facteur a contribué à « maintenir un niveau de loyer au-dessus de la moyenne » dans les tours jumelles. Autre avantage : lors de la conception de Coeur Défense, plusieurs ascenseurs supplémentaires étaient prévus. « Le système a permis de diminuer le nombre d’ascenseurs en libérant des mètres carrés pour les bureaux, en réduisant la consommation d’énergie et le coût de la maintenance sans influer sur le trafic », commente Luc Detavernier.
Toutefois, la technologie a des limites. Les néophytes rencontrent parfois des déboires, témoigne Sylvie Lahuppe, responsable de la communication chez l’éditeur de logiciels PeopleSoft, qui emploie 300 salariés sur quatre étages de Coeur Défense, aux côtés, entre autres, d’AXA, de Microsoft Europe et d’Air Liquide : « Certes le système est pratique. Mais c’est parfois un problème pour les visiteurs. Beaucoup montent dans le premier ascenseur qui ouvre ses portes et errent d’étage en étage, dans une cabine d’ascenseur sans le moindre bouton de commande. »
Les Echos n° 19044 du 03 Decembre 2003